Le séminaire autour de César Meuris a permis de discuter la thèse que celui-ci propose : « la reconnaissance de la capacité d’autonomie décisionnelle en contexte gériatrique ne dépend pas tant des caractéristiques (compétences) qui seraient propres aux patients mais bien d’éléments qui lui sont essentiellement extérieurs ».
L’un des points de départ de cette thèse est « la présomption d’incompétence de fait » qui structure nombre de relations de soins, notamment en contexte de soin gériatrique aigu. Cette présomption d’incompétence se nourrit des « déceptions » dans l’échange de « signes » dans lequel se déploie les modalités ordinaires de la reconnaissance et de la « pré-connaissance mutuelle », qui, dans une perspective hégélienne, est nécessaire à la conscience de soi. Cette déception et cette présomption d’incompétence conduit l’environnement relationnel des personnes fragilisées de se substituer à elles, et à fragiliser d’autant plus l’autonomie et la conscience d’elles-mêmes des personnes en situation aigue : « si on ne me reconnaît pas capable, mon autonomie peut être entravée. »
Dans ce contexte, César Meuris souligne l’importance de l’enjeu de la reconnaissance des capacités des personnes.
Socialement, et méthodologiquement, cette question de l’autonomie et de la reconnaissance des capacités surgit de manière particulièrement heuristique dans le cas où une personne refuse ou conteste le soin qui lui est proposé.
Un certain nombre de travaux médico-éthico-juridiques ont cherché à offrir des solutions en développant des outils d’appréciation et de formalisation des capacités des personnes. D’un point de vue strictement gériatrique, le MMS constitue un exemple fort de cette volonté d’apprécier des capacités cognitives. Plus largement, les travaux autour du psychiatre éthicien Paul Appelbaum et de la Mac Arthur Foundation constituent une tentative exemple de formalisation des évaluations, que César Meuris ne considère d’ailleurs pas tant comme des travaux d’évaluation des « capacités décisionnelles », mais plutôt comme une évaluation « du degré d’assistance » dont les personnes ont besoin.
L’approche proposée par César Meuris se distingue de ces travaux en ce qu’il considère important de s’intéresser aux pratiques d’évaluation, telles qu’elles existent dans les faits, et non pas telles qu’elles devraient être formalisées ou protocolisées normativement. Il entend s’intéresser aux valeurs ordinaires qui, de manière interactionnelles, « accordent ou dénient » des capacités aux personnes, reconnaissent ou non leur autonomie.
La thèse forte de César Meuris et donc bel et bien que « la reconnaissance de la capacité d’autonomie décisionnelle est principalement extérieure au patient ».
Pour éclairer/illustrer cette thèse, César Meuris a présenté une situation vécue par des infirmières confrontées aux refus de M. Voeghel, qui a une propension à la déambulation, n’aime pas le casque qu’on lui impose, et encore moins le pyjadrap et la ceinture abdominale lui empêchant non seulement d’enlever son casque, mais aussi d’aller déambuler, ce qui a pu conduire une infirmière à appeler les renforts pour le contraindre à mettre un casque, alors que celle-ci ne réussissait pas à le faire, prenant des coups conséquents. Cet appel a induit beaucoup de conflictualité (cri, morsure…), notamment physique. Après-coup, cette infirmière a regretté, estimant que cet appel avait in fine fait « du mal au patient ».
César Meuris constate que « la capacité de M. Voeghel n’a pas changé, mais que la reconnaissance de cette capacité s’est révélée déterminante dans l’affection soignante ».
Pour conclure, César Meuris a tiré quelques enseignements du travail de philosophie empirique comparative qu’il a mené, considérant que la compréhension de l’autonomie qu’il a rencontrée dans le contexte juridique et institutionnel belge est « subjectivement fondée », s’articulant au contexte anglo-saxon de « privacy ». Dans le contexte français, l’autonomie est appréhendée à partir d’une « rationalité partageable collectivement », et doit « pouvoir faire l’objet d’un consensus auprès d’un collectif ».
La thèse de César Meuris semble d’abord répondre aux exigences de prudence interprétative soulevées par Bernard Meile, « on ne peut pas avoir accès à la volonté d’une personne », celle-ci doit en cela rester autonome, et surtout pas hétéronome. Pour autant, le déplacement résolument « externaliste » proposé semble précisément ouvrir la porte à une forme de régulation « hétéronomique ». Si « l’accès à autrui est un leurre », mais que c’est bien cet autrui qu’il faut viser à travers une appréhension externaliste de l’autonomie, comment dès lors caractériser cette dernière ?
Elle fait écho également à des perspectives sociologiques ou psycho-sociologiques, pour lesquelles la reconnaissance « externe » de l’autre s’inscrit dans des rapports hiérarchisés qui sont particulièrement forts dans l’institution hospitalière (Elisabeth Lepresle), et qui ouvrent sur la nécessité de penser l’autonomie dans sa dimension collective (Arnaud Béal).
D’un point de vue juridique, il semble que le déplacement proposé permet de mettre en tension la question du critère de « l’intérêt » contre celui « de la volonté » de la personne. A quelle condition la volonté est-elle disqualifiée, au nom d’une « faiblesse de volonté » (Paul Véron) ? Plus largement, la question de l’explicitation/formalisation de l’évaluation des capacités demeure ouverte. Aujourd’hui, le droit civil ne prévoit pas de critères d’appréciation externes (type « points d’appui familiaux »). Clémence Lacour rappelle que les civilistes au lendemain de la seconde guerre mondiale avaient renoncé à introduire des manières de définir la vulnérabilité en droit civil.
D’un point de vue épistémologique, le déplacement proposé par César Meuris, celui de s’intéresser à l’autonomie non pas à partir d’une réflexion formelle sur les compétences/capacités des patients/personnes fragilisées, interroge. Est-ce qu’il s’intéresse encore à l’autonomie en tenant une position externaliste et « constructiviste radicale », qui dès lors ne peut plus avoir pour objet l’autonomie comme « rapport autodéterminé de soi à soi » ? Ne peut-on pas considérer que l’enjeu serait d’affiner le système sémiologique (Clotilde Nouet) d’expression et d’interprétation de la personne ? Dans une épistémologique socio-juridique, que devient le point d’imputation de l’autonomie dans cette vision externaliste ? Est-ce qu’on ne fait alors pas disparaître le point d’imputation nécessaire à la constitution d’un « sujet de droit », voire d’une « personne morale » (Benoît Eyraud) ? A travers cet enjeu d’un point d’imputation est soulevé également le type de « régulation », « clinique », « éthique », « juridique », « pluri-normatif », impliqué par le déplacement du regard vers une construction « externaliste » de l’autonomie.
Différentes autres questions ont pu être débattues.
D’un point de vue analytique et normatif, les glissements entre « capacité cognitive », « capacité décisionnelle », « autonomie » et « liberté », soulèvent la question de l’imbrication de position « épistémique » et de position « normative », Fabrice Gzil constatant par exemple que le constructivisme radical semblait judicieux sur la question de la liberté, mais sans doute pas sur celle des capacités.
Le choix méthodologique de mener l’enquête empirique dans des services aigus, justifié par César Meuris en terme goffmanien, fait écho aux approches anthropologiques évoquées par Arnaud Béal qui voient dans les ruptures de familiarité (Chauvier) des moments « d’anomalie qui font émerger la norme ». Il présente également comme biais de surdéterminer le questionnement, au regard des contraintes institutionnelles – maltraitantes – de l’hôpital (Fabrice Gzil).
Dit autrement, le positionnement résolument contextualiste conduit à définir « l’épaisseur » comme environnementale, plus qu’à partir d’une subjectivité vécue.
Biblio :
Frith L., 2012, « Symbiotic empirical ethics: a practical methodology », in Bioethics, vol 26, n. 4, pp. 198-206.
Gzil F., 2009, La maladie d’Alzheimer : problèmes philosophiques, Paris, Presses Universitaires de France.
Malherbe M., 2015, Alzheimer, La vie, la mort, la reconnaissance, Paris, Vrin.
Compte-rendu rédigé par Benoît Eyraud, avec l’aval de César Meuris