Auteures : Elisabeth Lepresle, Dr en médecine et en philosophie, Isabelle Roqueplo, notaire à La Curatelaire, bénévoles à l’association ALMA Paris contre la maltraitance des personnes âgées, handicapées.
Contexte de description : Cette situation a été entendue lors d’un appel téléphonique à l’association ALMA Paris ; le récit relate le suivi qui a été apporté à cette plainte par la plate forme d’écoute, assurée par des professionnels bénévoles médico-sociaux et juristes. Les noms donnés aux protagonistes sont fictifs.
Résumé : Il s’agit du cas d’une femme de 95 ans, mise en protection juridique à la suite d’un signalement pour un motif qu’elle conteste, qui a entrepris seule les procédures judiciaires pour faire lever cette protection, et qui se suicide, désespérée, face à la longueur de cette procédure responsable d’une persistance de la mesure.
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Mme Durand, amie et voisine de Mme Martin, âgée de 95 ans, veuve, nous contacte fin avril 2013 en présence de cette dernière qui vient d’être mise sous tutelle, à la suite d’un signalement des services sociaux de la mairie, car Mme Martin aurait été retrouvée errante dans la rue, la nuit. Dans l’incapacité physique de sortir de chez elle depuis plus de 2 ans, en raison d’une pathologie cardiaque grave, Mme Martin a écrit en Lettre Recommandée avec Accusé de Réception (LRAR) au juge des tutelles, dénonçant un signalement mensonger. Elle a saisi un avocat pour faire appel de la mesure de protection avant même de nous avoir contactés. Nous ne savons pas ce que l’avocat a pu faire. Au fil des relations téléphoniques nous apprendrons qu’elle a une fille vivant à l’étranger, dont elle n’est pas proche, que le juge des tutelles l’a rencontrée deux fois. Son discours nous apparait raisonnable et cohérent.
Mme Martin, furieuse, nous dit n’avoir besoin de rien, et gérer correctement son chez soi et sa vie. Elle nous explique, qu’à cette fin, elle a mis en place, seule, tout un système de prélèvements automatiques.
En mai, elle ne comprend pas que la tutelle ne soit pas suspendue. Alma lui propose alors de contacter la mandataire, ce que Mme Martin accepte. La mandataire dit qu’il s’agit d’une curatelle renforcée, que le juge des tutelles s’est rendu à son domicile, qu’elle-même la voit une fois par semaine, qu’elle a des difficultés à obtenir les papiers de Mme Martin et qu’il est possible que la banque l’ait spoliée, comme Mme Martin le pressentait. Inquiète sur l’état de santé physique de Mme Martin, elle a pris rendez-vous avec un médecin et convient qu’au plan intellectuel, Mme Martin n’a pas besoin de protection. Le médecin traitant de Mme Martin dit ne pas comprendre cette mesure de protection. La mandataire décrit un appartement en mauvais état, pourtant Mme Martin dit qu’avant d’être mise sous tutelle, elle avait une femme de ménage, la voisine et amie avec laquelle elle nous a contactés.
Alma encourage Mme Martin à faire confiance à sa mandataire en attendant que les procédures juridiques entamées aboutissent.
Tout au long de la deuxième quinzaine de mai, Mme Martin, inquiète, appelle Alma et sa mandataire tous les jours. Elle exprime une grande détresse, une incompréhension. « Qu’ai-je fait pour mériter cela, moi qui ai toujours respecté la loi, moi qui n’ai jamais rien demandé à personne ? » est son leitmotiv. Ces plaintes continuent tout le mois de juin, elle se dit découragée, fatiguée, ne trouver aucune aide, ni au tribunal ni à la mairie qu’elle a contactée.
En juillet, alors qu’un juriste d’Alma appelle la voisine de Mme Martin, qui ne répond plus, pour savoir où en est la situation, elle nous apprend que Mme Martin s’est défenestrée et est hospitalisée. A sa sortie de l’hôpital, elle ira en EHPAD où elle décédera peu de temps plus tard.
Questionnement et analyse :
Cette histoire nous impose de nous interroger sur la dichotomie entre la protection des biens, et la protection des personnes. Qui ou quoi a-t-on voulu réellement protéger ?
La personne, « substance individuelle de nature raisonnable » selon Boèce, s’inscrit dans une histoire qui englobe la gestion de ses biens et qui évolue au fil du temps. L’une sera dépensière ou généreuse, l’autre économe ou radine. Il y a ici la description d’un mode d’être mais aussi un jugement porté par la société, qui a peu de conséquence tant que vous n’êtes pas criblé de dettes ou qualifié de personne âgée.
Que penser, dans cette histoire, du motif de signalement, de la mise sous protection et de son évolution ? A-t-on vraiment pris le temps d’écouter la parole de Mme Martin ? Quelle est la place du médecin expert ? A-t-il réellement le temps de se faire une idée sur l’état du patient, s’est-il mis en lien avec le médecin traitant ? Réalise-t-il que son intervention peut bouleverser la personne qu’il rencontre, au point de lui faire perdre ses moyens, et ce, d’autant plus qu’elle a conscience des enjeux ? Les intervenants, assistante sociale, juge, mandataire ne jugent-ils pas la personne qu’ils rencontrent selon leur propre manière de se comporter et leurs valeurs?
Sans doute faut-il réfléchir plus attentivement aux conséquences des signalements qui peuvent être faits, ce qui suppose de pouvoir prendre le temps de réfléchir à une situation, seul ou en équipe, pour ne pas être contraint à une décision trop rapide, et permettre une décision mûrement réfléchie, obéir au kairos, cher à Aristote, art de faire avec prudence, la bonne chose au bon moment. La mesure de protection constitue, dans le cas rapporté, une ingérence intolérable dans la vie privée, une sanction de la société pour une « faute » qui n’a pas été commise. N’oublions pas que pour la doxa, la justice punit. Pourquoi mettre en place de façon quasi systématique l’exécution provisoire de la mesure qui, même en cas d’appel, maintient la mesure de protection ? C’est le temps qui a été fatal à notre appelante, temps vécu comme une trop longue durée, temps vécu comme un mépris de la personne. La seule solution trouvée pour y échapper a été le suicide. L’aide d’une voisine, l’accompagnement d’ALMA ont été de peu d’efficacité.
En effet une fois le signalement réalisé, tout se passe comme si une machine se mettait inexorablement en marche et qu’il devienne impossible de l’arrêter ou qu’il lui faille beaucoup de temps pour faire marche arrière. Pourquoi a-t-on présupposé que la voisine et amie en voulait aux biens de Mme Martin ? N’y a-t-il pas ici un a priori, une négation des relations sociales, des actes d’entraide ? Qu’en est-il de la protection des libertés individuelles, du respect de la vie privée ? Quelle éthique de la personne respectons-nous ?
Ce qui est exposé ici tourne autour de la pertinence du signalement et des risques encourus pour celui qui signale, pour celui réifié, qui fait l’objet du signalement. Ici, les biens matériels ont été protégés, la personne en est morte. La loi observe la personne du dehors, personne physique distincte de ses biens et cette distinction est la plupart du temps efficace, surtout s’il existe des troubles cognitifs. Mais la personne est indivisible, elle vit la mise sous protection juridique et ce vécu est souvent douloureux voire intolérable comme le montre un certain nombre de dossiers qui nous parviennent. Il faut alors redire ici, l’intérêt du mandat de protection future qui permettrait à la personne d’organiser elle-même, son avenir, ses délégations de pouvoir, à la seule condition qu’il soit mieux connu de tous. En l’absence de ce mandat ce sont les conditions de la mise sous protection qu’il convient de réexaminer, la place du dialogue avec la personne protégée, le pouvoir accordé aux médecins experts, l’absence de place donnée au temps et à la délibération.