Recueil Confcap – situation #54 : Déprise, changement de statut et ouverture de droits : le contrat de bail comme levier de contrainte

Auteures : Marine Mazel, psychologue clinicienne, Anne Quintin, cheffe de service, équipe mobile de l’association Aurore

Contexte de description : La situation que nous évoquons, une situation psychosociale très complexe, est issue d’une expérience professionnelle vécue dans le cadre de l’Equipe Mobile de l’association Aurore. Cette équipe – composée de 5 psychologues et 1 cheffe de service –, interpellée par des bailleurs sociaux d’Île-de-France, a pour mission d’évaluer, d’accompagner et d’orienter les personnes vivant de telles situations. Les noms donnés aux protagonistes sont fictifs.

Résumé : Un couple non marié avec un enfant vit dans un logement social au nom de Monsieur. Ce dernier est violent avec sa compagne, qui, sans travail ni logement, ne peut partir. La justice pose un certain nombre de contraintes à cet homme afin de protéger Madame et sa fille, mais ces contraintes sont insuffisantes. C’est par un travail psychique permettant à la jeune femme de se libérer de son compagnon et un travail social lui permettant d’accéder à certains droits, que la situation complexe trouve une issue.

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Jean Bessis et Ezra Mahler, un couple non marié avec un jeune enfant, habitent dans un petit logement social parisien, dont Monsieur est détenteur du bail. Ce dernier est violent avec sa conjointe, ce qui amène celle-ci, après bien des difficultés liées à un phénomène d’emprise, à porter plainte. Suite à ses plaintes et aux violences avérées, il est emprisonné. Durant l’incarcération de Jean Bessis, Ezra Mahler reste dans le logement avec sa fille âgée de moins d’un an.

A sa libération, il a une interdiction officielle et juridique de s’approcher de sa conjointe. Il est alors officiellement hébergé chez une tante. Or, il reste le locataire en droit et titre de l’appartement dans lequel il se rend régulièrement, puisqu’il s’agit de son domicile. Le bailleur social sait que de fait il ne respecte pas cette interdiction. Il est également soumis à une injonction aux soins et doit se rendre régulièrement au Centre Médico-Psychologique de secteur.

Le bailleur interpelle l’équipe mobile Aurore sur cette situation complexe afin de prendre en charge des « troubles du comportement » et un « problème de dette locative ». Elle regarde d’abord le détenteur en droit et titre du bail de l’appartement. Une psychologue de l’équipe propose de rencontrer Jean Bessis. Alertée de l’interdiction de Monsieur d’approcher Ezra Mahler et soucieuse de faire respecter le droit, la psychologue propose à plusieurs reprises à Monsieur une rencontre hors du domicile, rencontres qu’il éconduit. Elle propose alors de rencontrer Madame au domicile, mais Jean Bessis veut être présent. Pour ne pas encourager Monsieur à transgresser la loi, la psychologue insiste auprès de lui sur le fait qu’il est nécessaire qu’il ne mette pas sa propre liberté en péril et en se retrouvant de fait privé des liens avec son enfant. Les diverses contraintes qui lui ont été faites – jugement et incarcération pour violences à l’encontre de sa compagne, interdiction d’approcher cette dernière et injonction aux soins – ne sont pas opérantes ; elles ne stoppent pas les troubles du comportement de Monsieur et ne protègent pas Madame. De surcroît, il effraie l’ensemble des acteurs travaillant autour de la situation, du bailleur en passant par les assistantes sociales

Dans ce contexte, agir avec Ezra Mahler et sa fille semble alors la seule voie permettant de dénouer en partie la complexité de la situation. Des entrevues régulières dans un café se mettent alors en place. Ces séances montrent une jeune femme sous emprise et par ailleurs, une personne dont les droits sociaux sont très restreints. Un travail psychique s’amorce pour l’aider à sortir de la situation d’emprise, et concomitamment, pour l’aider à faire valoir son droit à être logée ailleurs.

Néanmoins les institutions mettent à mal ce processus, puisqu’elles exigent, alors qu’une proposition est enfin faite à Ezra Mahler par le biais du SSDP (service social départemental polyvalent) et de la mairie, un certificat d’hébergement afin qu’elle puisse prouver qu’elle a bien vécu dans le logement social avec son conjoint et qu’elle puisse alors bénéficier d’un relogement lui permettant de devenir locataire en droit et titre. Cette demande administrative revient à la mettre à nouveau dans une situation d’emprise auprès de Monsieur puisque c’est à lui que revient le fait de produire ce certificat d’hébergement, le bailleur, au courant de la cohabitation du couple, se refusant à le produire.

Le caractère paradoxal et délétère de cette demande n’échappant pas à la psychologue, un travail de l’équipe mobile est fait au niveau des institutions afin que Madame n’ait rien à demander à son compagnon, qui est, cela va sans dire, dans l’ignorance de ses démarches. Néanmoins la proposition de relogement ne peut aboutir, dans une situation pour le moins kafkaïenne où l’on exige de la personne en situation d’emprise d’obtenir de la plume de la personne qui la maintient sous son joug, une preuve attestant qu’elle a bien vécu sous ce même toit qui est celui du périmètre de l’emprise.

L’échec de cette proposition aura pour effet pervers, que les institutions vont se mettre à soupçonner Madame de quasi délit de « mauvaise foi » : au fond elle ne désirait pas tant que cela changer de vie, elle nous aurait « manipulés » pour obtenir un nouveau logement pour elle et Monsieur.

Alors que l’équipe a engagé des démarches auprès d’une association spécialisée dans le relogement de femmes victimes de violences, c’est contre toute attente le bailleur de Monsieur, qui, écrasé de culpabilité, finit par « débloquer à titre exceptionnel » un logement vacant, dans le même département où résident les parents de cette femme. Cette proposition intervient quelques mois seulement après le décès de son père. Eprouvée par un deuil récent et par un long parcours jalonné d’adversité, elle rassemble une nouvelle fois dans le secret de son compagnon, les différentes attestations et preuve de son désir de changer de logement et de vie.

C’est dans ce contexte, alors qu’une mesure AEMO (action éducative en milieu ouvert) est en place depuis peu, et alors qu’elle s’apprête à déménager, que l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) décide d’intervenir sans en avertir les autres partenaires. La veille du déménagement, des agents de l’ASE viennent à la sortie de la crèche et retirent l’enfant à sa mère. Elle est placée en pouponnière. C’est par le travail avec la psychologue que Madame Mahler accepte, malgré tout, de déménager, un travail qui continue aujourd’hui afin d’accompagner la jeune femme dans ses démarches, mais surtout de l’aider à faire face comme elle le peut à cette situation.

Le bailleur, pour sa part, soumis à l’ire harcelante et menaçante de Monsieur, demande à nouveau à Aurore d’intervenir auprès du « détenteur du bail » dont la dette locative ne cesse de croître. Mais l’équipe mobile représente ce par quoi sa compagne s’est libérée de lui.  C’est d’ailleurs précisément à ce moment que Monsieur Bessis menace de mort par téléphone la psychologue qui a selon lui causé la « ruine » de son couple et de son foyer. A ce compte, la possibilité d’une alliance thérapeutique semble sérieusement compromise entre un psychologue de l’équipe et lui.

Questionnements et pistes d’analyse suscités par la situation :

Les droits des personnes dépendent de différents codes qui sont hiérarchisés, qui s’articulent et s’ordonnent les uns par rapport aux autres. Ainsi peut-on voir les droits des personnes en situation de handicap, les droits de la famille et parentaux, les droits civils, s’articuler les uns aux autres, les uns permettant d’accéder aux autres.

Dans quelle mesure ces différents droits viennent-ils se télescoper et complexifier les situations individuelles ? Pour aller plus loin, on peut se demander dans quelle mesure le non-accès aux droits fondamentaux est un frein à l’accession des autres ? Par ailleurs, comme on le verra dans notre présentation, nous nous interrogeons sur la protection, mais également sur l’ouverture de droits – et quels droits ? – dont peut bénéficier une personne à qui l’on dénie un statut de vulnérabilité.

Pour rendre compte de ces différents questionnements, nous présentons une situation que nous avons suivie dans le cadre l’équipe mobile de l’association Aurore. Il s’agit d’un couple non marié avec un très jeune enfant, au sein duquel il y a eu des violences conjugales, Monsieur Bessis ayant même été condamné pour ces faits. Lorsque l’équipe mobile commence sa prise en charge, il est le locataire en droit et titre du logement qu’ils occupent chez un bailleur social. Madame Mahler est à ce moment-là dans une situation d’emprise vis-à-vis de son compagnon aussi bien du point de vue psychologique qu’administratif et statutaire.

C’est par le travail clinique engagé par les psychologues de l’association auprès de l’un des acteurs de cette situation que le droit pourra alors s’ordonner. L’analyse de cette situation permet également de montrer que la détention de droits fondamentaux, tels qu’un titre de locataire ou de salarié, est primordiale à l’acquisition d’autres droits.

C’est également par une prise en compte de la situation de vulnérabilité d’Ezra Mahler – victime de violences conjugales – et par un travail psychique avec elle, lui permettant d’avoir à la fois le temps et l’espace de penser à elle et de faire un travail de déprise, que la situation a pu évoluer et que la jeune femme a pu aller vers l’accession de ses droits. Mais, que ce soit d’un point de vue individuel ou que ce soit d’un point de vue institutionnel, la moindre habileté de consentir de Mme Mahler en situation d’emprise – « qui se définit comme un processus de colonisation psychique par le conjoint violent qui a pour conséquence d’annihiler [la] volonté [de la conjointe] »[1] –  ne la protège pas institutionnellement, puisque ce statut ne lui est pas accordé. Sa situation de femme victime de violences, sa vulnérabilité psychique engendrée par sa situation de couple[2], d’une part, et, d’autre part, sa situation statutaire et administrative[3], alors même que ces deux éléments posent la question des possibilités sociales de cette femme de se protéger elle-même[4], ne sont à aucun moment prises en compte par les différentes institutions intervenant sur la situation, qui choisissent plutôt de poser des interdictions et des contraintes légales à Jean Bessis qu’aucune d’entre-elle d’ailleurs n’est en mesure de faire respecter. Seuls les psychologues de l’équipe mobile mais également de l’ASE entendent et reconnaissent le statut de vulnérabilité de cette femme et l’aident de ce point de vue.

Or, c’est bien en reconnaissant ce statut et en l’aidant psychiquement que Mme Mahler peut accéder à certains droits et partant se protéger elle-même. En effet, « inscrire et analyser les violences conjugales dans le cadre des rapports sociaux qui produisent les inégalités structurelles entre les femmes et les hommes dans toutes les sphères de la société (famille, éducation, emploi, accès aux responsabilités politiques, etc.), c’est adopter une perspective permettant de comprendre le caractère sexué de ces violences, le fait que ce sont les femmes qui en sont les premières victimes. Elles le sont en raison de ce qui, malgré les évolutions incontestables, persiste d’un rapport social inégalitaire maintenant les femmes dans des positions subalternes, une plus forte dépendance matérielle à l’égard du conjoint, de responsabilités asymétriques à l’égard des enfants »[5].

Le point de départ, c’est le bail et qui est en est détenteur[6]. C’est le statut des individus, les conditions matérielles et les droits qu’ils ont[7].

En effet, sans statut officiel – conjointe du détenteur du bail, locataire sans droit ni titre – la situation d’emprise est à la fois niée et insolvable. Par ailleurs, dans la situation de ce couple, on note un refus des uns et des autres – tous les acteurs intervenants dans la situation – de donner à Ezra Mahler un document permettant sa titularisation, une situation loin d’être exceptionnelle[8]. C’est une manière d’une part de ne pas être contre Jean Bessis qui menace de mort quiconque s’interpose entre lui et sa conjointe, et d’autre part, de dénier la violence dont il fait preuve sur cette femme. On voit le versant à la fois individuel et à la fois institutionnel de cette situation complexe. Par ailleurs, la suspicion et le jugement autour de la part de responsabilité de Madame Mahler dans la violence qu’elle a subi, bien que non verbalisés, flottent, restent présents et on peut soupçonner qu’ils ont participé aux décisions que les diverses institutions ont pu prendre.

Néanmoins, c’est en partie le fait de conférer un statut social – et partant d’ouvrir des droits – à la personne qui apporte le soin. Pour travailler sur le statut d’Ezra Mahler (le statut de locataire notamment), la psychologue de l’équipe mobile travaille sur sa trajectoire sociale, comme notamment le fait qu’elle souhaite faire des études, ce que Jean Bessis lui interdit, et donc la nécessité de le quitter pour s’accomplir.

Par ailleurs, dans cette situation, on voit que les droits fondamentaux viennent discuter d’autres droits. Il existe une hiérarchie, une articulation des différents droits[9]. Ici, c’est la pratique clinique qui vient ordonner les droits : cette pratique clinique permet à Ezra Mahler de choisir de quitter Jean Bessis et partant de lui accorder le statut de locataire en droit et titre. C’est les droits économiques qui permettent de restaurer les droits fondamentaux. Ce qui alors lui permet à la fois de ne plus consentir à la violence qu’elle subit et d’accéder à différents droits qui lui étaient jusque-là non ouverts.

Principaux textes de droits mobilisés dans la situation ou qui pourraient l’être : 

– Code civil : Articles 7 et 8 de la loi du 6 juillet 1989 consolidée au 14 mai 2009.
Articles 1728 à 1735 du Code civil (Payer les loyers et charges, Ne pas causer de troubles)

– Code civil : loi du 9 juillet 2010 crée une procédure nouvelle aux articles 515-9 et suivants du Code civil. L’ordonnance de protection en cas de péril imminent, et indépendamment d’une procédure pénale ou d’une procédure en divorce

– Code de la santé publique : loi du 17 juin 1998 sur l’injonction de soins relative au suivi socio-judiciaire (Art L.3711-1)

– Code pénal : loi du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions du Code pénal. Création du délit spécifique de violences conjugales, ainsi si des violences sont commises par le conjoint ou le concubin et même si elles n’ont pas entrainé de jours d’ITT (incapacité totale de travail), elles sont passibles du tribunal correctionnel ; circonstance aggravante du fait de la qualité de conjoint ou de concubin

Bibliographie :

[1] Dr Muriel Salmona, Présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie,  « Comprendre l’emprise pour mieux  protéger et  prendre en charge femmes victimes de violences conjugales », en ligne http://memoiretraumatique.org, 2016

[2] Marie-France Hirigoyen, « De la peur à la soumission », Empan 2009/1 (n° 73), p. 24-30

[3] Marie-Laure Deroff, « Parcours des femmes victimes de violences conjugales, in Rapport d’études LABERS – UBO pour le CISPD Brest Métropole, septembre 2014, p.33

[4] Valentine Baletao, « L’expérience de la domination : le cas des femmes victimes de violences conjugales en France », Violences envers les femmes : impasses, résistances, silences, février 2013, p.33

[5] Marie-Laure Deroff, « Parcours des femmes victimes de violences conjugales, in Rapport d’études LABERS – UBO pour le CISPD Brest Métropole, septembre 2014, p.8

[6] Elisa Herman, « Paradoxes du travail social au sein des associations de lutte contre les violences conjugales », Informations sociales n° 169, janvier 2012, p. 116-124.

[7] Propos recueillis par Tania Angeloff, et Margaret Maruani « Gisèle Halimi. La cause du féminisme », Travail, genre et sociétés 2005/2 (Nº 14), p.20

[8] Nicolas Bernard, « Femmes, précarité et mal-logement : un lien fatal à dénouer », Courrier hebdomadaire du CRISP 2007/25 (n° 1970), p.17

[9] Daniel Lévis, « Pour l’instauration d’un ordre de prééminence au sein des droits fondamentaux », Revue française de droit constitutionnel 2010/4 (n° 84), p.706

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